Chaque jour, c’est à 19h58 que je m’éveille.
Depuis l’aube jusqu’à l’heure du dîner, un étrange songe m’enveloppe.
Pour beaucoup de personnes, ces nuits diurnes ont des allures de cauchemar. Il faut suffisamment épater son enfant pour lui faire oublier la tentation du dehors. Il faut se décontaminer de l’air du bitume, des hôpitaux et des supermarchés avant de renouer avec soi, sinon enlacer l’autre.
À domicile, les êtres seuls et les télétravailleurs apparaissent comme les privilégiés de ce nouveau système : ils n’ont ni à interdire ni à se protéger. En nous, un inédit état cotonneux.
À l’instar de cet élève qui en guise de récompense est autorisé à plonger sa main dans un paquet de bonbons, je jouis de ce qui est prohibé pour autrui. Appelons cela plaisir ou liberté.
Et tandis que le rythme de mes congénères s’organise désormais autour de « gestes barrière », je défie les limites de mon plaisir et de ma liberté en jouant avec le temps.
Mon calendrier se décompose en heures sans chaleur de transport et en minutes sans pensée de virus. À présent officieusement tolérées par l’époque pour n’être que des moments suspendus, mes journées se présentent simplement comme j’ai envie qu’elles se déploient.
L’exception a lieu à 19h58. Pendant cinq minutes, le réel environnant reprend place.
Mon réveil ? Un tweet posté sous forme d’hashtag pour applaudir le personnel soignant à 20h. L’invitation m’a parue d’abord obscène et malvenue. D’un point de vue collectif, l’instant présent est le plus dramatique que je n’ai jamais vécu. Ne faudrait-il donc pas mieux se taire, dans une posture digne et humble ? Car applaudir, c’était jusqu’alors toujours célébrer.
Mais le monde avait changé, les hommes aussi. Aussi, désormais, j’applaudirai chaque soir.
La première fois que j’ai frappé des mains, c’est aussi la première fois que je me suis emparée du pouvoir d’entrainer un voisinage. Il devait être 20h. Je suis sortie de mon appartement situé au rez-de-chaussée. L’air était frais, le ciel bleu, le silence résidentiel. Les fenêtres étaient fermées. J’ai marché là où je ne m’autorisais pas à pénétrer auparavant, le long de la cour intérieure. J’ai marché jusqu’à former des cercles avec mes pas. Et j’ai poussé un cri, un cri chaleureux et festif pour que les gens s’approchent sans crainte. J’ai frappé des mains et, peu à peu, les pièces se sont allumées, les têtes se sont penchées, les fenêtres se sont ouvertes. Ils ont applaudi, sans mot, aussi gênés peut-être que moi par cette invitation. Au bout de quelques instants, un homme a ouvert sa porte et m’a regardé, interloqué. J’ai interprété son silence comme une peur de la contamination. Je lui ai dit les choses, la raison de ce soudain chambardement. Il ne m’a rien répondu. A-t-il bien compris mes mots ? Après quelques secondes, il a refermé sa porte.
Depuis deux semaines, il me semblait qu’il n’avait loupé aucun de ces hommages maladroits. L’écho de ses mains se propageait même tout le long de l’aile gauche de la cour. Mais ce soir, celle-ci est restée silencieuse. Le son de cloche d’une église du quartier et un cri de femme quelques allées plus loin l’ont remplacé.
Dorénavant, tous les 19h58, je pense à 20h.
Il y a le 20h que j’imagine des gens. Ceux qui s’en fichent ou ceux qui regardent le JT. Le 20h au balcon d’amis d’amis : sortir une tête de dinosaure pour faire croire à notre extinction, exposer les fesses de sa femme consentante sur lesquelles on tape joyeusement, boire à la santé du peuple, jouer du saxophone.
Et à 20h, il y a mon geste. À mes yeux, il est pire que dérisoire, pire que symbolique. J’applaudis. Mais surtout, je ferme mes yeux et me convaincs de ma présence. Que ma puissance d’épargnée et de civil s’emparera d’un héros quotidien à quelques mètres de là et lui donnera la force de retourner demain au combat.
Le 30 mars 2020