26è édition du festival de films de femmes à Ankara en Turquie, du 31 mars au 7 juin 2023.
Les questionnements identitaires : se vivre en tant qu’exception
En Turquie, le taux de fréquentation du cinéma turc se porte particulièrement bien. En 2019, il comptait 65% de fréquentation contre 35% pour le cinéma américain. Durant la 26e édition du festival de films de femmes à Ankara, nous pouvions évidemment voir quelques courts-métrages turcs. Mais l’essentiel était ailleurs. Nil Kural, la responsable du festival, avait en effet à cœur de mettre à l’honneur la diversité géographique de la culture artistique. A commencer par l’Iran, avec une programmation de courts-métrages de réalisatrices iraniennes telles que Sepideh Farsi et Firouzeh Khosrovani. Dans un contexte actuel si difficile pour les femmes iraniennes, il s’agissait de montrer autant leurs épreuves que leurs victoires à travers des générations de femmes.
Dans le cinéma de la capitale turque nommé en anglais Magical Lantern (Büyülu Fener Sinemasi), des cinématographies de continents variés ont été projetées pendant une semaine. Qu’il s’agisse des œuvres en lice pour le prix FIPRESCI comme des autres films, l’exotisme de leur origine a été apprécié. La fiction poignante mexicaine réalisée par Lila Avilés en est l’exemple le plus frappant. Avant même que Totem (Tótem) ne reçoive notre prix FIPRESCI, il avait suscité un enthousiasme si important que la salle n’avait pas pu accueillir l’ensemble des spectateurs. Par chance pour les absents, une nouvelle projection a eu lieu après la cérémonie de clôture et de remise de prix, le 7 juin à 21H30. Pour les cinéphiles qui souhaiteraient s’immerger dans cette histoire filmée dans un seul lieu et retraçant un seul jour bien particulier, la date de sortie du film selon votre pays de résidence est affichée ici.
Autant par la variété des genres - quatre documentaires et quatre fictions - que par la diversité des sujets traités, la sélection officielle FIPRESCI était riche en surprises. Avec le recul néanmoins, quelques sujets communs se dégageaient de cette programmation en apparence hétéroclite. Non sans humour, nous attendions par exemple le moment où apparaîtrait un chat à l’écran. S’il est un animal adoré et omniprésent en Turquie, il est amusant de le retrouver par-delà les frontières dans autant de cinématographies.
Mais analysons plus en profondeur la sélection. Au fil des visionnages, une problématique rencontrée par de nombreux protagonistes des huit films s’est dessinée. Une difficulté si existentielle et ordinaire qu’elle se montre de bien des manières au septième art, indépendamment du genre (documentaire, fiction, comédie, drame) et de l’époque (ici, quasi exclusivement contemporaine).
Celle-ci n’est autre qu’accepter la singularité de son identité. Extérieurement et intérieurement.
S’aimer en dépit de nos transformations physiques est au cœur du film argentin The Face of the Jellyfish (El rostro de la medusa). Réalisée par Melisa Liebenthal, l’œuvre met en scène Marina, une jeune femme dont le visage a imperceptiblement changé, jusqu’à devenir méconnaissable aux yeux d’autrui et des siens. Mais l’étrangeté et la subtilité du changement physique sont tels que le spectateur s’interroge. Marina était-elle si différente auparavant ? Grâce à un méticuleux et enthousiasmant photo-montage de portraits de ses ancêtres et de son apparence passée, The Face of the Jellyfish cherche à déterminer notre unicité en se gardant d’éclaircir le mystère derrière notre singularité physique.
La difficulté à faire valoir son caractère exceptionnel se retrouve dans deux documentaires de la sélection. Deux parcours de vie où l’excellence des femmes est exigée pour surpasser la compétitivité de leur milieu. Là où il faut se battre pour faire reconnaître ses talents individuels. Dans Apolonia, Apolonia, la cinéaste Lea Grob met en scène l’artiste peintre éponyme. De son enfance jusqu’à aujourd’hui jeune adulte, Apolonia rencontre beaucoup d’obstacles pour vivre de ses toiles. Les dilemmes se multiplient. Comment préserver son âme de créateur ? Quand devient-on un produit marketing ? Apolonia, Apolonia exprime avec la franchise et l’émotion brute de la jeunesse, le sacerdoce sous-tendant les métiers dits passions, où la liberté financière est difficilement conciliable avec la liberté d’expression.
Seul film turc de la sélection FIPRESCI, Duet (Düet) confirme ce qu’Apolonia Apolonia sous-entendait : les efforts doivent être acharnés pour obtenir la première place. Ici, celle du podium sportif du duo de natation synchronisée. Cependant, comment montrer la grâce de son corps et viser la performance technique, lorsqu’une pandémie mondiale et des envies de changement de vie mettent à mal nos projets initiaux ?
C’est un truisme, mais la crise identitaire est universelle. Nous nous identifions à notre apparence (The Face of the Jellyfish) et à nos exploits (Apolonia, Apolonia, Düet). Puis nous changeons et notre identité est à redéfinir. Par-delà ces éléments extérieurs, qu’est-ce qui constitue intérieurement notre singularité ? A en croire deux autres films de la sélection, la réponse serait liée à nos manquements et à nos failles.
Le premier, le documentaire How to save a dead friend, raconte l’histoire d’amour d’un couple qui se drogue puis se bat pour s’en sortir. Réalisé par Marusya Syroechkovskaya, le film montre la marginalité de la personne addict, qui par obsession, ennui et manque de perspective future, se réfugie dans les paradis artificiels. Transformer ce sentiment de vide intérieur en indifférence ou en force n’est pas l’apanage de tous. Celui qui n’y parvient pas porte en lui cet échec comme un fardeau et une anomalie qu’il ne sait pas justifier. Accepter ce handicap et ses conséquences chaotiques, tel est le propos de cette œuvre intense au montage volontairement chaotique.
Le deuxième, la fiction sentimentale Slow, est sans doute la plus lumineuse des histoires de la sélection FIPRESCI. A la question "pourquoi es-tu asexuel ?", Dovydas répond "je ne sais pas, je suis comme ça". Si à première vue, le héros assume pleinement son orientation sexuelle, le voilà mis à l’épreuve au sein d’un couple avec une personne "sexuelle". La tentation d’essayer de s’adapter à autrui pour lui faire plaisir et se normer survient alors. En somme, comment vivre la complexité de sa singularité quand elle est vécue comme une anormalité et tordre le cou aux idées reçues de la société ?
Ces nombreuses questions identitaires posées en filigrane de la programmation du 26e festival de films de femmes sont si immenses qu’elles excluent toute réponse trop fermée. Remercions donc chacune de ces femmes cinéastes de n’asséner aucune vérité et de nous laisser la liberté de nous faire notre propre opinion.
D'autres articles à propos du festival sont à retrouver en langue anglaise ici.