Attablée dans une salle d’études de la Bibliothèque Nationale de France, j’aspecte chaque flanc de l’expression « mariage arrangé ». La robustesse de la chaise en bois plaqué sur laquelle je suis lovée incarne, dans la matière, ce que cet oxymore convoque dans mon esprit : une assise au pelliculage brillant mais résistant aux reflets. Une beauté mutilée d’une partie d’elle même.
Avant notre enfermement, je n’aurais trouvé aucune qualité au mariage arrangé. Transposer l’amour sur un contrat me semblait être une quête plus idéaliste encore que toutes les grandeurs auxquelles mes connexions nerveuses avaient aspiré jusqu’alors. Décider de s’unir à une personne sans la préférer à une autre relevait pour moi d’une absurdité ontologique. Le piétinement d’une inclination de mon âme.
Il y a environ un an, la pandémie, le couvre-feu et le confinement arrivèrent. Et par eux, la consigne à peine voilée d’aimer son prochain et de signer des mariages arrangés. Nous étions censés être aguerris à l’exercice. Depuis notre naissance, l’existence nous avait enseignés, sur ce sujet, quelques leçons à comprendre ; quelques règles à appliquer. Mais la fuite étant dorénavant impossible, la copie blanche et le décrochage scolaire ne pouvaient plus être autorisés.
Pour l’être ne vivant pas seul, la cohabitation devint plus insistante et plus permanente que ce qu’il n’avait jamais connu auparavant. Au gré des circonstances et des élans du cœur, l’autre devint tour à tour un ver intestinal, un visiteur du soir, une carte postale. L’ennemi que nous voudrions voir disparaître pour regagner quelques mètres carrés de sol et de pensées. Le colocataire dont la seule présence rassure quant à la non extinction de l’humanité en période de crise sanitaire. Celui au mille couleurs, odeurs, défauts, talents, épanchements.
Tandis que certains découvrirent pour la première fois leur heimat, d’autres le perdirent à tout jamais.
C’est dans ce contexte exceptionnel que des vidéos fleurirent sur internet. Il y en avait de deux natures. Celles à portée spirituelle : "aimer l’autre, c’est s’aimer soi-même". Celles à portée polémique : "l’autre nous ment".
Les injonctions à croire un regard sur le monde plutôt qu’un autre détruisirent des certitudes et forgèrent des convictions. Je me sentis plume, poussée par le vent à droite et à gauche. Je fantasmais être M. X, un professeur de sport athlétique qui ne regarderait pas les médias, à la tête d’un potager et d’un poulailler lui permettant une autonomie alimentaire complète. Un homme archétypal dont chaque respiration serait orientée vers la réalisation de ses valeurs profondes : être un exemple de savoir, de sagesse et de solidité pour ses enfants. Un homme aux idéaux mille fois éprouvés et pourtant jamais remis en cause. Un croyant à sa manière dont l’expérience ne faisait que renforcer la foi. Un modèle de bonheur durable dans l’adversité.
L’image intérieure ne restait jamais longtemps. La rêverie cessait quand j’ouvrais les yeux ou lorsque je réfléchissais à la journée à venir, aux difficultés à résoudre. Je regardais alors le résident près de moi et je me souvenais du mariage arrangé dans lequel nous nous étions engagés.
À fréquence régulière, un constat de mes aïeux me revenait en mémoire :
- Dans le temps, on ne se posait pas de questions comme maintenant, on trouvait quelqu’un avec qui vivre et on restait avec.
Et à les entendre, ils ne souffraient pas de bovarysme. Ils ne paraissaient pas si affectés par la relation. D’humeur sarcastique, j’étendais alors leur remarque à l’échelle de la quasi totalité des liens. Nous sommes des polygames, en mariage arrangé avec nos familles et nos amis.
Ding dong. Le glas sonna soudainement à mes oreilles. Je m’aperçus qu’un an de confinement s’était écoulé. Ces douze mois avaient dompté ma personnalité et ma culture : voilà que je pouvais désormais rendre compte du mariage arrangé à titre d'experienceur.
Tandis que des vagues de covid noyaient le monde, mes états d’âme matrimoniaux se répandirent parfois en un ruisseau intérieur de désillusions et de souffrances. Pour accepter l’autre, je fis mienne la réplique chère à Billy Wilder, "nobody is perfect". Et la mer redevenait calme.
Tandis qu’ailleurs, des personnes moururent, ici je me blessai, heurtée à d’abstraits désirs d’évasion, d’indépendance et de passion. Pour aimer l’autre du mieux que je puisse, me fallait-il croire en moi ? Transfigurer notre boue en or ? Trouver des pépites dorées dans l’excrément ?
Fréquemment, au long de toutes ces acrobaties d’équilibriste, je chutais dans le vide. Mais toujours, je survécus : mes pieds surent comment rester accrochés au fil.
Lorsque plongée dans un précipice, ma tête fut prise dans l’étau de l’adjectif "arrangé", je l’inclinai des jours plus tard au-dessus de moi, vers le rivage du mot "mariage". Celui de l’union et de la fraternité.
Au terme d’une année, ce compagnonnage en prison dorée prit les contours d’une île pour naufragés. Comme cette chaise froide et mal aimable dont je trouvais cependant des vertus à l’assise, je compris que nos mariages arrangés portent en leur sein notre déclin autant que notre salut.
Désormais enfermés dans une caverne platonicienne 2.0, nous voilà à hésiter entre plusieurs rayons de lumière. Lequel vient vraiment du soleil ? À chacun de nous de le découvrir.